Edit 08/03: English version can now be found here.
Avant-propos. Voilà un texte, exceptionnellement en français sur ce blog, que j’ai commencé à écrire il y a presque un mois alors que je me trouvais en conférence en Espagne et réfléchissais à notre chance de pouvoir encore pratiquer la recherche, et la nécessité de celle-ci, après les premières annonces du nouveau gouvernement américain. J’ai envisagé d’en faire une tribune mais le mouvement collectif “Stand up for Science” est apparu entre temps, développant en bonne partie les mêmes arguments, et aboutissant à une série de manifestations d’ampleur aujourd’hui . Si je soutiens bien évidemment le mouvement dans ses grandes lignes sur le fond, je constate cependant, après avoir écouté et lu attentivement les déclarations de nombre de mes collègues et de collectifs dans les médias ces derniers jours, que ma vision des problèmes s’en singularise de manière notable. Mon point de vue se veut plus réflexif et critique sur le rôle que notre propre communauté scientifique a joué et continue de jouer dans la montée des périls actuels, notamment par sa contribution et son propre enthousiasme immodéré pour le progrès technologique. Je suis également circonspect de la façon très verticale dont nous communiquons encore, et sur comment nous continuons de présenter notre rôle de scientifiques. Je pense que cette communication peut apparaître comme condescendante dans le contexte de crise démocratique actuel, et j’ai peur qu’elle ne fasse que contribuer à amplifier celle-ci. Je livre donc ce texte ici, sans plus de commentaires, pour faire vivre ce point de vue.
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L’administration américaine nouvellement élue enfonce la première puissance mondiale de recherche dans un obscurantisme vertigineux, invisibilisant les recherches sur le climat, l’environnement, la santé et les sciences humaines. Ce travail de démolition, au service des intérêts d’une infime minorité utilisant la technologie comme arme, menace l’avenir de la planète et de nos sociétés. Au-delà de l’expression de sa solidarité, la communauté scientifique européenne doit prendre sa part de responsabilité pour qu’un désastre démocratique similaire ne se produise pas ici.
Le mathématicien Alexandre Grothendieck alertait il y a déjà cinquante ans que la recherche a contribué technologiquement à la genèse des crises sociétales et écologiques : nous devons enfin prendre la pleine mesure du problème, et travailler humblement à ce que nos futurs travaux n’aggravent pas plus les maux et inégalités existants. Pour cela, l’intégrité et l’éthique doivent être nos boussoles. Nous avons besoin d’une recherche plus critique, réflexive et accessible, indépendante des intérêts privés et politiques de court terme, qui serve à mieux faire société et à nous guider vers un avenir commun respectueux des personnes, de nos enfants, et de manière inséparable de notre environnement.
Prenons deux exemples d’une brûlante actualité. D’abord, l’urgence éco-climatique : nous devons inlassablement répéter que l’analyse de risque de la décision politique doit prendre en compte les consensus scientifiques, nécessairement imparfaits, affirmer l’impossibilité physique d’une croissance sans borne, et critiquer les promesses de solutions technologiques “vertes” se substituant à un débat sur nos modes de vie: les analyses énergétiques et environnementales indépendantes des acteurs industriels indiquent clairement qu’elles ne sont pour l’essentiel aujourd’hui ni vertes, ni à la mesure des problèmes et de l’urgence. Alertons ensuite sur la bulle délibérément floue de l’”intelligence artificielle” (IA) : si des techniques d’apprentissage automatique rôdées apportent des bénéfices techniques ciblés dans des domaines comme la santé ou l’énergie, les grands mérites présumés pour notre futur et la protection de l’environnement de nouvelles “technologies” IA, notamment génératives, relèvent à ce stade du voeu pieux, voire du mensonge. Leur déploiement se fait dans la précipitation, hors d’un cadre scientifique et règlementaire véritablement critique, contraignant et protecteur. Leurs problèmes éthiques, de fiabilité et de sécurité sont minimisés alors que leurs failles structurelles (boulimie de données souvent mal acquises, absence de raisonnement construit, biais, hallucinations), leur potentiel massif de surveillance et de désinformation, et leur consommation démesurée d’énergie et de ressources naturelles font peser des risques démocratiques, sociaux et écologiques rédhibitoires. Vouloir substituer ces “outils” par ailleurs dysfonctionnels à des humains qualifiés dans l’éducation, l’accès aux soins ou les services publics est humainement indigne.
La focalisation sur les “solutions” techniques aux crises actuelles, empreinte de matérialisme économique intéressé et véhiculée par une communication trompeuse, est inefficace et en décalage fondamental avec les urgences démocratique et environnementale. Elle se retrouve pourtant dans un pilotage vertical excessif de la recherche, qui attise une course aux résultats superficiels, à l’innovation et au transfert technologiques conditionnés aux modes, et initie encore aujourd’hui des grands projets non-essentiels teintés d’hubris et à fort impact environnemental. Malheureusement, nous nous laissons collectivement encore trop porter passivement par ces évolutions qui contribuent à nous entrainer dans le mur.
Cultiver un lien de confiance direct avec la population est indispensable à l’émergence démocratique de politiques de long terme soutenables et sans faux-semblants. Face à la désinformation, au déni et à la fatalité, nous devons plus que jamais oeuvrer à nous rapprocher des citoyens, écoles et associations pour écouter, informer et dialoguer des causes, des conséquences et de la complexité des problématiques socio-écologiques, en toute humilité et en faisant en sorte que nous n’apparaissions pas comme des gardiens supérieurs de la raison et de la connaissance – qui parait malheureusement aujourd’hui en bonne partie hors-sol et déconnectée de nos concitoyens. L’océanographe Helen Czerski souligne dans son livre “Blue Machine” que nos valeurs sociétales préconditionnent l’usage qui peut être fait de nos importants savoirs scientifiques: travaillons sur le terrain à co-élaborer, sur la base de valeurs humaines partagées, un avenir désirable scientifiquement informé.
La préservation de l’équilibre environnemental actuel de la Terre, fruit singulier de milliards d’années d’évolution, ce petit “point bleu pâle” (pale blue dot) cher à l’astrophysicien Carl Sagan, constitue notre seul espoir d’avenir collectif dans un cosmos inhospitalier. Nous ne pouvons nous résigner à ce que la planète soit métamorphosée en cent ans en “dead blue dot” par la cupidité cynique d’une minorité manipulant l’information et nos connaissances. Sagan et la biologiste Rachel Carlson alertaient eux aussi il y a des décennies sur ces dérives démocratiques et écologiques mortifères. Nous devons poursuivre ce travail de vigie, réduire nos propres addictions technologiques, et tenter de faire évoluer rapidement notre engagement scientifique pour mieux le mettre au service d’une société juste, humaniste et véritablement respectueuse de l’environnement.
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